Interview de Sylvie Courvoisier
Pour avoir quitté Lausanne pour New York à la fin des années 1990, la pianiste Sylvie Courvoisier a multiplié les projets inspirants en collaboration avec John Zorn, Ikue Mori ou encore Mark Feldman,
violoniste de mari avec lequel elle emmène un quartette qui donnait
l’année dernière encore des preuves de sa bonne santé au son d’Hôtel du Nord. Occasion de revenir sur la discographie d’une pianiste qui à l’invention tenace…
SAUVAGERIE COURTOISE
C’était
mon premier CD. J’étais très jeune. Les compositions pour ce quintet
étaient assez naïves. C’est une jeune femme qui écrit ces
compositions... Je n’entends pas mon côté répertoire classique car, à
l’époque, j’étais très influencé par Monk et le jazz. Je n’étais pas encore influencé par Cecil Taylor,
ça viendra plus tard. J’essayais d’avoir un toucher de piano très dur,
chose que j’ai totalement abandonné par la suite. A l’époque, j’essayais
de ne pas jouer avec un toucher classique.
Vous aviez un cursus classique ? Oui, mais je venais d’arrêter le Conservatoire. J’étais un peu en rébellion contre la musique classique.
Comment était la scène suisse romande du jazz et des musiques improvisées ? À Lausanne, au début des années 90, Daniel Bourquin et Léon Francioli
jouaient du free jazz et c’était presque tout pour la musique
totalement improvisée dans ma ville. Il y avait une scène jazz standard à
Lausanne, mais très peu de chose dans la scène improvisée ou
avant-garde. A l’époque, j’ai joué avec Daniel en duo. C’est
quelqu’un qui m’a beaucoup influencé mais il n’y avait pas de
communauté. C’est souvent le cas dans les petites villes en
Europe. A New York, c’est différent car il y a une communauté de
musiciens selon la scène à laquelle tu appartiens. Aujourd’hui, c’est
différent à Lausanne car il y a beaucoup de musiciens travaillant dans
l’avant-garde ce qui n’existait pas avant. J’étais assez isolée. Lorsque
j’avais 16 et 17 ans, je faisais Sienna Jazz en Italie en été où je
restais un mois pour apprendre le jazz.
COURVOISIER - GODARD
En
1994, j’ai reçu une carte blanche au Mood’s de Zürich et j’ai invité
Michel qui m’a ensuite invitée dans son quartet. Nous avons fait
quelques concerts et grâce à l’intermédiaire de Michel, j’ai rencontré Pierre Charial. J’ai enregistré deux disques avec Pierre Charial et nous avons crée Ocre de Barbarie en concert au théâtre de Vidy. Nous avons commencé avec le poème symphonique de Ligeti pour
cent métronomes. J’ai passé beaucoup de temps à Paris – je ne tournais
pas beaucoup – à faire des trous manuellement dans les cartons avec
Pierre. C’était vraiment de la musique artisanale...
Y-avait-il de l’improvisation dans ce groupe ?
Pas vraiment pour Pierre, même s’il y avait quelques cartons
graphiques. Les autres musiciens et moi improvisions sur des
grilles, des motifs...
DUOS
Quelle est votre conception du duo ? Le duo, c’est très agréable. C’est un dialogue. C’est une chose très directe. J’ai rencontré Mark Feldman
en 1995 au Jazz Meeting de Baden Baden. Nous étions douze musiciens et
il m’a proposé de jouer en duo. Nous avons enregistré pour la radio et
avons conservé quelques thèmes pour notre premier enregistrement. Et ce
duo existe encore aujourd’hui. J’ai travaillé aussi en duo avec Lucas Niggli qui est de six mois mon aîné. On faisait Sienna Jazz tous les deux. Pour le duo avec Mark Nauseef, j’écoutais Stockhausen et Nancarrow. Je crois que cela s’entend.
Comment avez-vous abordé les compositions de John Zorn pour votre duo avec Mark Feldman ? Les deux CD sont différents. Le premier était sur le Masada Book 1 et le second sur le Masada Book 2 « Book of Angels ».
Les thèmes de John, c’est souvent trois ou quatre lignes de
partitions... c’est à nous de faire les arrangements. John nous a laissé
carte blanche. Il n’est venu qu’à l’enregistrement. Le premier était un
peu plus classique. Pour le second, les thèmes étaient un peu moins
harmoniques. Nous avons beaucoup tourné en duo et jouons dans le Masada Marathon.
Pouvez-vous nous parler du disque Deux Pianos avec Jacques Demierre ? Jacques était mon professeur de piano quand j’avais vingt ans. Nous avons enregistré un premier disque intitulé TST (Tout Sur le Tout). C’était le groupe de Jacques. Il y avait un piano et un keyboard.
Je jouais de l’orgue. Il y avait un batteur de rock. C’était une
musique étrange et intéressante, à moitié écrite à moitié improvisée.
Plus tard, nous avons créé un duo de piano, libre. Ce qui est bizarre
c’est que Jacques, à l’époque et pour l’enregistrement de notre CD en
duo, ne jouait presque pas du piano préparé alors que moi j’en jouais
beaucoup. Maintenant c’est le contraire : chaque fois que je le vois, il
est toujours à l’intérieur du piano.
TRIOS, QUARTETS, QUINTET
Passagio, Mephista et Alien Huddle, trois trios de musiciennes, un hasard ? Ce sont des amies. Mephista c’est le groupe le plus régulier des trois. Nous avons fait une seule tournée avec Passagio il y a une dizaine d’années alors qu’avec Mephista nous avons tourné plusieurs fois et nous jouons toujours ensemble. Mephista, c’est un peu la continuation de mon travail avec Mark Nauseef. La combinaison est assez magique. C’est un groupe à découvrir live.
Comment se place le piano face aux electronics d’Ikue Mori ? Face aux electronics,
le piano préparé va très bien. Ikue joue des electronics comme d’un
instrument. Avec des cordes, je joue peu le piano préparé. Dans Mephista, il y a trois percussionnistes.
Quelle est la genèse d’Abaton ? Abaton fut l’envie d’écrire des pièces plus « contemporaines ». Manfred Eicher
m’avait demandé de faire un CD en 2003 et l’idée du trio de cordes lui a
plu. On avait deux jours d’enregistrements à Oslo. Le premier jour,
nous avons enregistré mes compositions. J’étais alors très influencé par
Sofia Gubaidulina, Ligeti, Alfred Schnitke et Olivier Messiaen.
Il n’y a pratiquement aucune improvisation dans ces pièces. Puis,
Manfred nous a suggéré de faire des petites improvisations pour glisser
entre les longues compositions. C’est ce que nous avons fait le second
jour. Finalement, il y en avait tellement que Manfred nous a proposé de
faire deux disques : le premier avec les pièces écrites, le second avec
les pièces improvisées.
Quelques mots sur Lonelyville ? J’ai essayé de réunir les concepts de Mephista et Abaton.
J’avais envie d’intégrer ces deux esthétiques et, aussi, ajouter un
petit côté jazz. Il y a ici une synthèse de toutes mes influences.
J’aime beaucoup le fait d’avoir dans un même groupe des musiciens
européens et américains.
Et sur Hôtel du Nord ?
Il y a la conscience du jazz mais nous essayons de faire autre chose.
Il y a moins de solos, nous essayons de trouver d’autres pistes. Il n’y a
pas de notion de soliste ou d’accompagnateur. Il n’y a jamais de ligne
de basse, le batteur peut être mélodique…
LE SOLO
Vous n’avez enregistré qu’un seul disque solo (Signs & Epigraphs). Pourquoi ? John Zorn
m’a demandé d’enregistrer en solo en 2006. J’ai composé des études pour
piano solo dans le but d’améliorer ma technique. Apres cet
enregistrement, j’ai beaucoup tourné en solo et j’ai fait un spectacle «
Lueurs d’ailleurs » avec les photos et films de Mario del Curto sur des
artistes d’art brut. J’ai pu développer ces pièces qui sont devenu un
peu mon langage personnel – j’utilise même certains extraits de
ces pièces dans le spectacle d’Israel Galvan.
LA CURVA avec ISRAEL GALVAN & INES BACAN
Comment avez-vous rencontré Israel Galvan ?
Grâce à des amis, Yves Ramseier, Carole Fiers et le directeur du
théâtre de Vidy, René Gonzalez. J’avais vu un de ses spectacles au
théâtre de Vidy à Lausanne, La Edad de Oro, que j’avais
beaucoup aimé, et l’ai rencontré à ce moment-là. Puis, il est venu à New
York, m’a contacté et m’a proposé de travailler avec lui sur un nouveau
projet. Nous avons répété trois jours à Séville fin octobre 2010 puis
en décembre 2010, nous avons fait la création de « La Curva » au théâtre
de Vidy pendant dix jours. A Lausanne, on modifiait le spectacle tous
les jours.
Comment avez-vous travaillé avec Israel ? Qui propose les idées ? Israel nous montre ses pas. Il me raconte l’histoire, ce qu’il veut dire et moi je lui propose des musiques. Ines Bacan
est immuable, elle chante ses chansons et c’est à nous de trouver ce
que nous allons faire autour. Ce n’est pas toujours évident avec le
piano car elle chante en quart de ton.
LE JAZZ, L’IMPROVISATION, LA MUSIQUE CONTEMPORAINE
Que reste-t-il du jazz dans ce que vous jouez aujourd’hui ?
La pulsion, un sens rythmique, une certaine énergie. Je pense qu’il est
important de connaître le jazz pour improviser. Il y a une certaine
urgence dans le jazz que ne connaissent pas les musiciens classiques.
Mon père est pianiste de jazz amateur. J’ai ce passé du jazz en moi.
C’est une musique que j’ai beaucoup écouté, que ce soit Mary Lou Williams, les big-bangs, Count Basie, le be-bop. Et j’adore la musique contemporaine. J’ai ces deux pôles en moi.
Comment analysez-vous votre progression par rapport à vos premiers enregistrements ?
Au début, je composais des thèmes rigolos. On se marrait. On avait
vingt-cinq ans. Aujourd’hui j’en ai quarante-deux. C’est différent.
C’est l’âge qui veut ça ! Je travaille toujours le piano. J’aime le
piano. Au début, j’étais agressive. Aujourd’hui, même si je le suis
parfois encore, j’aime avoir un beau son. J’ai un grand respect pour le
piano. C’est un instrument que j’adore. Pour rien au monde, je ne
voudrais jouer d’un autre instrument. Je prends des cours avec Edna Golandsy qui est une grande pianiste. Actuellement, je travaille les Variations Goldberg.
J’ai une très grande conscience du toucher et du son du piano. Je vis à
New York et ce qui est bien dans cette ville, c’est que tu peux
rencontrer des professeurs fantastiques, exceptionnels.
Vous enregistrez rarement live, pourquoi ?
Je préfère le studio. Je pense qu’il y a beaucoup des disques
live mal enregistrés... Je veux un très bon ingénieur du son, sinon ça
ne sert à rien de faire un disque. J’ai une très bonne stéréo à la
maison et ça m’énerve quand j’achète des disques de mauvaise qualité.
Mon premier disque était live mais j’étais jeune. Heureusement la radio
qui l’a enregistré a fait un bon boulot. En live, souvent le son est
mauvais. Le MP3 n’arrange pas les choses. On masterise à fond, on met
beaucoup d’aigus. Je me bats toujours pour avoir une grande dynamique.
J’essaie de faire des disques pour des gens qui ont encore de bonnes
stéréos... Beaucoup de labels, parce que c’est moins cher, font des
enregistrements live. C’est un peu la fin des studios, des ingénieurs du
son… De toute façon, à cause des copies et du téléchargement, les
disques ne se vendent plus.
Quel projet enregistrez-vous en priorité ?
Je ne veux surtout pas saturer le marché. Faire un ou deux CD par année
me suffit. John m’a demandé d’enregistrer un trio avec basse et
batterie. Depuis deux ans je compose, j’y pense. Je prends mon temps.
Y-a-t-il des formations que vous n’avez pas enregistrées et dont vous regrettez l’absence ? Nous avons tourné mais pas enregistré avec le quartet de Yusef Lateef. Je le regrette. Ocre de Barbarie, j’aurais bien aimé l’enregistrer aussi.
Quels sont vos projets ? Un nouveau disque en duo avec Mark Feldman,
le trio avec basse et batterie dont je vous parlais tout à l’heure, et
un nouveau quartet avec Mark. Et en tant que sideman toutes les
formations de John Zorn (Cobra, Femina, Dictée, Improv Group et Masada Marathon) ; le quartet de Yusef Lateef ; le quintet d’Herb Robertson avec Tim Berne, Tom Rainey, Mark Dresser et le trio collectif avec Vincent Courtois et Ellery Eskelin...
Sylvie Courvoisier, propos recueillis à Nîmes le 20 janvier 2012.
Luc Bouquet © Le son du grisli.
Photos : Tiffany Oelfke & Peter Gannushkin.