Interview d'Oliver Lake

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Figure éminente du Black Artists Group, de la scène loft new-yorkaise, du World Saxophone Quartet, et aujourd’hui saxophoniste profitant de l’osmose d’un Trio 3 qu’il emmène depuis 1986 avec Reggie Workman et Andrew Cyrille, Oliver Lake déplore quand même de devoir batailler encore pour réussir à faire entendre sa voix. Celle-ci, à entendre sur les références de son propre label, Passin’ Thru, et d’excellentes rencontres avec Irène Schweizer ou Geri Allen publiées récemment par Intakt Records.

…Mon premier souvenir musical vient de ce juke-box que j’écoutais dans le restaurant de ma mère. J’ai passé beaucoup de temps à cet endroit, j’y ai entendu pas mal de musique noire. Ma mère avait aussi pris l’habitude de chanter du gospel…

Comment êtes-vous arrivé à la musique ? J’avais à peu près 14 ans… Certains de mes copains jouaient d’instruments de musique et j’ai rejoint un marching band du nom de The American Woodman. J’y tenais les cymbales et le tambour de basse. Plusieurs membres de ce groupe étaient de véritables jazzmen. J’ai commencé à me rendre à leurs jam sessions, ce qui m’a donné envie de me mettre au saxophone. Ce groupe participait à des compétitions organisées un peu partout dans le pays. Un de ses membres était le saxophoniste Fred Walker, qui m’a mis entre les mains mes premiers disques de jazz, histoire que je me rende compte de la chose. 

Quel souvenir gardez-vous de vos débuts avec le Black Artists Group ? Le Black Artists Group a été une école pour moi… J’y ai appris à travailler toutes les disciplines : la musique, la danse, le théâtre, les arts visuels, mais aussi l’autopromotion et la production de concerts. Cette expérience a été une force lorsque j’ai gagné New York : je savais comment il fallait que je réagisse. En ce qui concerne l’époque de la scène loft, elle était énergique, frénétique… Il y avait tellement d’endroits où jouer downtown. Là encore, mon expérience dans le Black Artists Group m’a bien aidé : le loft movment était aussi une affaire d’autoproduction : nous louions des endroits où jouer, y répétions avec le groupe, écrivions la musique, fabriquions les affiches et faisions toute la publicité, tout ce que je faisais déjà à St. Louis avec le Black Artists Group, à une époque où nous étions encore payés au nombre d’entrées…

Quelles sont les choses qui ont changées ces quarante dernières années dans le domaine du jazz selon vous ? Il y a quarante ans, les festivals programmaient 90% de musiciens américains et 10% d’Européens. Aujourd’hui, ce serait plutôt l’inverse. Pendant tout ce temps, beaucoup de musiciens non américains ont progressé au point d’être aujourd’hui d’excellents musiciens de jazz, ce qui fait que les festivals qui se tiennent à l’étranger peuvent aujourd’hui programmer leurs propres vedettes…

Être musicien de jazz est donc toujours aussi difficile ? Je me sens bien dans ma peau de musicien de jazz. J’ai eu assez de chance pour faire partie de plusieurs groupes qui ont eu un certain succès, et, en tant que compositeur, j’ai pu faire jouer mes compositions. Je dois quand même dire que je pensais qu’avec l’âge, tout deviendrait plus facile pour moi. Or, ce n’est pas le cas, je dois encore me lever chaque jour si je veux que les choses arrivent.

Il y a une vingtaine d’années, vous avez décidé de fonder votre propre label, Passin Thru, qui existe toujours aujourd’hui… Une fois encore, monter mon label a été une des conséquences de mon expérience dans le Black Artists Group. Nous savions déjà à l’époque qu’il était primordial de contrôler notre propre destin, et gérer soi-même un label découle de cette idée là. Avoir les droits de mes compositions et être maître de mon destin tout en nouant des relations avec d’autres labels : Justin Time pour le World Saxophone Quartet et Intakt Records pour Trio 3.

Vous avez aussi soutenu Freddie Washington par le biais du label… Ca a été un honneur pour moi d’enregistrer son premier disque. Freddie m’a un peu aidé lorsque j’ai commencé au saxophone, et j’ai été heureux de mettre en valeur la pratique de ce superbe saxophoniste, qui plus en dans cet excellent trio dans lequel interviennent aussi John Hicks au piano et Billie Hart à la batterie.

Quelle est l’histoire du Trio 3, que vous formez avec Reggie Workman et Andrew Cyrille ? Tous les trois, nous nous appelions fréquemment, l’un demandant à l’autre de participer à tel ou tel de ses projets, et cela si souvent que nous avons fini pas monter notre propre trio… L’idée était de réunir trois compositeurs qui sont aussi trois improvisateurs et de former un trio dont la musique serait le leader. Nous avons aussi eu l’idée de rencontrer d’autres musiciens à l’occasion : il y a à peu près dix ans, nous avons donné un concert dans un club avec Andrew Hill en invité. En ce moment, nous travaillons beaucoup avec Geri Allen [At This Time, premier disque issu de cette collaboration, vient de sortir sur le label Intakt, ndlr].

Vous avez aussi joué avec Irène SchweizerIrène est une excellente pianiste, nous avons passé des moments fabuleux en concerts et en studio avec elle. Nous devrions la retrouver cet automne, à l’occasion d’une tournée en Europe.

Pouvez-vous me citer de jeunes musiciens que vous appréciez actuellement ? James Carter, Greg Osby, Vijay Iyer.

Pour finir, j’aimerais que vous me parliez de votre rapport à l’écriture, la poésie, par exemple, vous permet-elle de vous exprimer différemment ? J’en reviens encore à mon expérience au sein du Black Artists Group. Là, j’avais l’habitude d’accompagner des poètes, ce qui m’a incité à écrire ma propre poésie. Lorsque j’ai emménagé à New York en 1974, j’ai collaboré avec plusieurs poètes, notamment Ntuzaki Shange. Après avoir travaillé un certain temps avec elle, j’ai commencé à écrire mes propres pièces d’un théâtre solo. Quand tu écris de la poésie, tu t’exposes davantage, tu en dis plus sur toi. Souvent, je récite quelques uns de mes textes lors de mes concerts en solo. C’est ma façon à moi de m’exprimer plus personnellement encore…

Oliver Lake, propos recueillis en mai 2009.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli